Je le retrouve à un café, métro République. Taille moyenne, cheveux courts, barbe naissante : il s'agit du type derrière Bonjour Tristesse. “Bonjour Tristesse” ? Une podcast YouTube sur l'actu qui commence à se faire connaître sur les Internets. Un peu comme si Cyprien et Norman avaient trouvé une conscience politique dans une page du Canard Enchaîné, pris une bouteille de pinard et s'étaient filmés en évitant, après, de toucher à Final Cut. Pas de montage. Du cru, comme si on était à la télévision, en direct, le politiquement correct à la morgue. Car on est à table, à la fin du repas, et le papier peint, on le sent. Se retrouver devant un Expresso donne un air de déjà vu. Les gueulantes en moins et les explications de parcours en plus. K | C'est ta première interview, donc on va commencer par une question facile : c'est quoi ton parcours ? J'ai 27 ans. J'ai fait pas mal d'études : un bac + 2 de commerce, j'ai récupéré un bac +3 de Sciences Po, ce qui d'ailleurs n'avait aucun sens, et j'ai utilisé une secrétaire pour avoir un bac +4 de droit privé tout en continuant la partie Science Po pour finir sur un Bac + 5 de droit des nouvelles technologies et de droit d'auteur. À la fin, ça prend un peu de sens “artistique” et un brin de cohérence : je fais des contrats pour des artistes ! Sinon, ça n'a rien à voir avec l'art. K | Dans ce cas là, côté art t'as fait quoi ? J'ai fait de l'impro au collège. Mon premier prof, c'était Arnaud Tsamere, qui tourne bien maintenant. Après, j'ai été récupéré, même si ce n'était pas professionnel, aux Juniors de Trappes, l'ancienne équipe de Jamel Debbouze. K | Trappes c'est pas là où est pa**é Hollande il y a quelques semaines ? Je préfère le voir là qu'ailleurs. C'est pas désagréable, même si cela reste de la communication. C'est vrai que je lui reproche 10 000 choses, notamment de nous apprendre, deux ans après, qu'il est centriste. Mais au-delà de ça, je trouve que le climat est un brin moins pesant en France, notamment au niveau de l'islam, par rapport au quinquennat de Sarkozy. Mais ça n'empêche qu'il y a beaucoup de choses qui ne vont pas, et c'est encore plus frustrant quand c'est la gauche. Quand la droite est au pouvoir, on sait pourquoi on est énervé. K | C'était comment cette période avec les Juniors de Trappes ? Ce n'était pas professionnel mais hyper professionnalisant. On avait des supers entraîneurs, il y avait un esprit de compétition, avec pas mal de stages réguliers : j'y suis resté cinq ans. Après, on a monté notre propre a**ociation histoire de tourner dans les cafés théâtres. La troupe s'appelait “Progie”, j'avais 17 balais. Ensuite j'ai mis ça de côté, j'ai poursuivi mes études. Ce qui m'a remis le pied à l'art, c'est Donoma, le “film fait avec 150 euros” dans lequel j'ai joué. Depuis, j'ai fait quelques projets, des courts métrages. K | Et en janvier 2014, tu te retrouves devant un cendrier et une bouteille de vin… Ça faisait un moment que ça me trottait de faire un truc sur l'actualité. J'attendais juste d'avoir le matériel pour être autonome et acquérir un rythme. Au niveau du décor, je savais que je ferai un personnage énervé car c'est la seule énergie qui justifie un débit de parole aussi rapide et que c'est souvent comme ça que j'ai envie de m'adresser à ma télévision. Du coup, je voulais donner un côté franchouillard et gueulard avec le côté du mec qui va péter son plomb à la fin du repas de famille. L'oncle relou. Le vin ça a été un truc d'appoint : on s'est demandé ce qu'on pouvait bien foutre dans le cadre. Côté plan, je voulais faire quelque chose de direct. Sur Internet, 80% des vidéos font de l'humour en se basant sur le rythme du montage. Là, y avait une perf' de comédien à aller chercher. Ça me permettait aussi d'être indépendant : une prise et on peut la poster. Zéro coupe. Si je me plante à 5min20, je recommence à zéro. Et j'ai pas de prompteurs, que du papier peint et quelques notes, un mini-plan : “Balkany, truc, truc”. C'est toujours les mêmes ! K | Tu fais comment pour tenir six minutes sans t'arrêter de parler ? Je sais que c'est fatiguant pour beaucoup de gens mais j'ai un gros débit de parole. Je parle beaucoup, parce que généralement j'ai l'impression que ce je dis n'est pas intéressant : résultat, je le dis plus vite, histoire de ne pas ennuyer mon interlocuteur. K | Ce personnage, c'est toi ? Juridiquement c'est un personnage ! Après, en soi, l'âme me ressemble beaucoup. La forme c'est celle du personnage, le fond, l'immense majorité, c'est moi, même si je ne le présenterai pas de manière aussi manichéenne si j'avais quelqu'un à convaincre. K | Le “Bonjour Tristesse”, ça vient d'où ? Ça fait un moment que je suis politisé et que je fatigue mes contacts Facebook : j'introduis mes statuts Facebook par “Bonjour Tristesse : encore telle chose qui s'est pa**ée… !”. Y a beaucoup d'infos qui sont complètement absurdes, qui m'affligent. Du coup c'est resté : je trouve ça joli et j'adore Paul Éluard. Je savais pas que c'était un film [d'Otto Preminger, sorti en 1958, ndlr] et un bouquin de Sagan. K | Ça pose les bases d'un certain pessimisme… Dans le poème d'Éluard, il y a une désillusion mais elle est teintée d'une forme d'espoir. K | Donc, en gros, c'est de l'espoir en gueulant. C'est déjà une forme d'espoir que de le dire tout haut. On est dans un moment chaud, il y a une vraie désillusion. Même si elle est là depuis longtemps, elle semble acquérir un côté définitif vis-à-vis de la cla**e politique. Malheureusement, j'ai pu constater à différents degrés que le désespoir est souvent récupéré par des prophètes de la haine. Il faut essayer de crever ces abcès là et de crier pour les autres, mais avec un fond de moralité. K | Pas une seule personnalité politique ne le fait ? Personne. Pas un pour rattraper l'autre. Le seul qui est drôle, c'est Mélenchon. Mais au final, il fout jamais les pieds à l'Assemblée. Il prend juste son chèque. Le jour où on a dit qu'il fallait diffuser les avis d'imposition, ça a été l'un des premiers à faire dans son froc. Y a des petits trucs qui lui échappent : à l'aéroport, il a affirmé qu'il ne voulait pas rester en cla**e éco parce qu'il avait pa**é l'âge de se ca**er le dos. On sent qu'il aura du mal à défendre une vision populaire. Après j'ai de la sympathie pour lui. Si je faisais aujourd'hui de la politique, je travaillerais à ce que le vote blanc soit reconnu et puisse invalider une élection s'il dépa**e un certain taux. K | T'as eu un parcours politique ? Je suis d'une famille où ça débat politique à table, je suis d'une famille ou des personnes ne se sont pas parlées pendant dix ans suite à une conversation politique ! Je lisais beaucoup quand j'étais petit, notamment les journaux politiques. Mes deux ans de Sciences Po à la fac, même si j'y mettais pas beaucoup les pieds, ça m'a permis d'avoir d'autres pistes de réflexion. Mais à l'origine, oui, l'amour de la politique est venu des discussions de table. Ce qui n'est d'ailleurs pas le cas lorsque je fais Bonjour Tristesse vu que je n'ai personne en face de moi. C'est marrant parce qu'on me reproche souvent de parler trop fort (rires). Là j'attends l'avis de personne, c'est pas désagréable. K | Pour l'instant, les réactions sont de quel ordre ? Même si j'aborde pas mal de sujets clivants, je récolte des réactions positives. J'ai parfois l'impression d'être un exutoire pour d'autres : c'est hyper agréable et pas forcément calculé. Et pour les rares rageux, des personnes répondent à ma place et souvent avec intelligence. J'aurais pu drainer un public de minets à cause du côté caricatural de mes vidéos. K | Tu parles tout de même de sujets sérieux : l'IVG, les Roms, les taxis, etc. Tu les choisis comment ? Ce sont des idées à mon bon goût à la semaine. En général ça me rappelle des sujets sur lesquels j'ai déjà pété des plombs et j'en profite pour bifurquer, élargir. Les taxis par exemple. En tant que banlieusards, on a un rapport avec les taxis a**ez particulier (rires). On a du mal à comprendre leur concept de vie, leur business plan : on se demande à quoi ils nous servent. Les rares fois où on veut les payer, eux ils refusent ce qui, à mon avis, est interdit par la loi. Au final je pense que si on rentre dans le taxi et qu'on oblige à le démarrer, il peut pas nous sortir. C'est absurde. Dans ce contexte de crise, un mec qui refuse 80 balles pour perdre 20 minutes de temps, c'est pas possible. C'est plus compliqué que la façon dont je l'aborde, mais ils pourraient déjà être poli. K | C'est quoi ta manière de bosser les sujets ? Je lis beaucoup. Les Femen, ça faisait un an que j'avais envie de les allumer. En général, ce sont des sujets auxquels je me suis déjà confrontés intellectuellement et c'est l'actualité qui me fait rebondir. Si je maîtrise moins le sujet, je le bachote pour pas raconter trop de conneries. K | Tu n'as pas peur d'être repris par des politiques ? Non : tant que je taperai sur tout le monde, ça n'arrivera pas. Jusqu'ici, je tente d'être juste. Quand je condamne Dieudonné dans une vidéo, et dans autre Jacubowitch, c'est pas un hasard : je suis d'accord ni avec l'un, ni avec l'autre. Et j'ai le sentiment de traiter la cla**e politique de la même manière. Si je devais courir un risque, c'est plus d'être récupéré par la télé que par la cla**e politique. Ça sera plus tentant : je suis vraiment dans l'expectative vu que ça fait dix ans que je prends mon temps pour faire ce que j'ai envie de faire. Comme disait André Gide, choisir, c'est renoncer. Si on me demandait de faire une chronique à la télé aujourd'hui, je refuserais. J'ai lancé un concept que je ne maîtrise pas encore. À la télévision, je sais aussi que l'altruisme n'a guère sa place. Résultat, j'ai une certaine appréhension à prendre les mauvaises décisions. Pour l'instant, je veux juste tenir le rythme de la semaine. De toute manière, les phénomènes internets ça peut monter comme ça peut redescendre. Je me fais pas d'illusion. K | Tu penses qu'il faut gueuler pour se faire entendre ? Je pense pas, les gens sont prêts à entendre de l'intelligence posée. Au niveau du jeu, c'est ma zone de confort. K | On peut penser que tu serais toujours énervé dans la réalité… Je pète parfois des petits plombs tout seul mais, en soi, je suis quelqu'un de poli, courtois, qui tâche de sourire à la vie. Le personnage ne parait pas désabusé, j'ai le fond sans la forme de ce personnage, même si je peux ressembler à lui quand je m'énerve. Ça m'arrive rarement. Je suis pas quelqu'un qui se plaint, je ne manque de rien. K | Et si YouTube n'existait pas, t'aurais fait comment ? Je l'aurais pas fait. Déjà, sur Internet, c'est un peu limite : je suis pas à l'abri de recevoir un recommandé dans ma boite aux lettres. Je fais attention. K | Parfois tu ratures ? J'évite d'insulter quelqu'un frontalement : ça va être détourné, une forme d'apologie de non a**istance à personne en danger (rires). Mais j'évite parce que c'est souvent bête et parce que ça tombe sous le coup de la loi. Quoi qu'il arrive, j'aurais peur de devenir l'alibi de la liberté d'expression sur le PAF, comme a pu l'être Guillon à son époque. Sinon tu permets, par ta présence, de justifier le reste du système. On peut te dire : “regarde, il y a lui, on est honnête”. YouTube, c'est un luxe en termes de liberté d'expression. Je peux arrêter quand je veux, je cherche pas la gloire. K | C'est aussi une barrière entre toi et les internautes… Sur YouTube, t'as aucune légitimité. Tu peux, du jour au lendemain, recevoir 800 commentaires négatifs. Moralement, ça doit pas être facile. Bonjour Tristesse est un réel travail d'écriture et le fait que j'ai le sentiment que ce que je dis est nécessaire m'enlève un peu l'obsession d'être drôle. Certains, je vais pas les faire marrer, mais ils pourront y trouver quelque chose de sensé. K | Tu dis dans une vidéo : “C'est la France, c'est comme ça, tu fermes ta gueule”. Ce serait ça le motto de Bonjour Tristesse ? Du moins pour le jugement sur le Rwanda, ouais. En l'occurrence, sur ce sujet là, [la France] a émis un rapport nous mettant hors de cause : c'est très français. C'est très ironique de se faire un rapport à soi même pour s'enlever toute responsabilité. Ça me parait plus sensé de parler de la France, parce qu'elle me parait a**ez riche et a**ez affligeante. Cette semaine, j'ai par exemple vu Rachida Dati, ça m'a titillé. David Douillet, pareil ! Je crée mes favoris sur Twitter, je prends quelques coupures de journaux : les infos jusqu'au dimanche, rédaction le lundi, et je tourne le mardi. C'est spontané, un gros rythme en parallèle de mon travail qui me prend 35 heures, et j'ai parfois peur de ne pas avoir a**ez de blagues. Jusqu'ici ça va, je remercie l'actualité. K | Finalement, tes gueulantes sont l'écho d'un constat : les médias ne feraient pas leur travail. C'est ça : j'en suis arrivé à un tel point d'exaspération que je le gueule. Que les journalistes n'aient pas un sourire en coin lorsqu'il y a une énième condamnation des Balkany. Il ne peut pas ne pas avoir de problèmes quand il y a eu autant de mises en examen, c'est pas anodin. Et il y a de moins en moins de sujets de fond, remplacés par des articles aguicheurs et faciles. Aussi, les sujets sont traités comme si tous les points de vues moraux se valaient, ce qui n'était pas le cas dans les années 90 : les gens étaient dans leurs petits souliers quand Jean-Marie Le Pen arrivait sur un plateau télé. Les journalistes, même s'ils le recevaient et ne le traitaient pas avec mépris, on devinait qu'ils avaient une certaine gêne, parce qu'il était considéré comme étant à la tête d'un parti anti-démocratique. K | Le FN fait partie de tes cibles… Oui. À la fin d'une des vidéos je dis : Arrêtez de lécher le cul de Marine Le Pen, les gens qui vous proposent des solutions à des problèmes compliqués ils se foutent de votre gueule de con. K | Tu t'en souviens par coeur… C'est pas une expression qui vient de moi et c'est un très bon repère si on n'a pas la culture pour se repérer ou pour avoir son avis critique. Tu comprends rien à l'économie, on est en train de t'expliquer comment résoudre le problème et là, tu saisis le truc ? Inquiète-toi, on se fout de ta gueule. K | Il y a de plus en plus de gens qui pètent des câbles ? Je pense que l'athmosphère est moins pesante que sous Sarkozy. Maintenant c'est peut être plus grave parce qu'il vient d'y avoir une alternance politique droite – gauche et tout le monde a impression d'être dans la même merde. Cet esprit pourrait les pousser vers les extrêmes. Si je commence à avoir un audimat, j'essayerai de manipuler cette colère pour l'amener vers l'amour, et non vers la haine. Systématiquement, cette haine est récupérée par des gens qui parlent calmement pour amener à des solutions hyper agressives et régressives. Je tente de faire l'inverse : horrible dans la forme pour essayer de tendre vers un idéal un petit peu plus humaniste que les rares alternatives qu'on nous propose. Ce sont des grands mots, mais j'essaye en toute humilité. Interview annotée et expliquée par la communauté New Genius France.