Je venais juste de reposer l'écouteur Et pendant un bon moment je restai raide de peur Pour sombrer dans une léthargie fataliste J'étais tombé dans le piège d'un journaliste Ses mots menaçants me revenaient comme un écho «Nous viendrons jeudi pour un reportage photo A cinq heures précises dans votre demeure Il nous faudra au maximum trois p'tits quarts d'heure On prendra quelques photos de vous, sans vous déranger Et vous raconterez comment tout a commencé" Le jeudi arriva. Il n'était pas midi Quand ils frappèrent à ma porte sans merci Une journaliste avec un air de cannibale Un photographe trainant une énorme malle "On a un p'tit peu d'avance, dérangerions-nous? Mmm! Ça sent délicieusement la ca**oulet chez vous Je m'a**ois près de vous et vous pouvez sans hâte Finir votre repas pendant qu'on s'acclimate" Je proposais de partager. Tous deux ont accepté "Eh bien, racontez donc, comment tout a commencé" "Et bien c'était..." – "Stop!" fit la dame – "Attendez! M'sieur Marcel, vous pourriez peut-être vous remuer! Qu'est-ce que vous attendez donc pour prendre cette scène?" Monsieur Marcel poussa un long soupir, la bouche pleine Et déballa ses caméras tout en ruminant Sans quitter des yeux son a**iette un seul instant "Et vous!" me dit la dame en détaillant mon visage "Occupez-vous un peu de votre maquillage Et peut-être auriez-vous un vêtement mieux repa**é? Puis vous raconterez comment tout a commencé" Quand je revins, ils avaient fait un sort au Grand Marnier Ma femme apporta la troisième tournée de café Le photographe mâchait de la tarte aux cerises En cherchant pour ses projecteurs une autre prise Car il ne restait à l'endroit de son premier essai Qu'un énorme trou noir puant le caoutchouc brûlé Et pour fixer ses lampes et attacher ses câbles Il planta des clous dans les murs "C'est plus durable" Disait la dame "Et vous n'êtes pas à quelques trous près Racontez donc un peu comment tout a commencé" "Et bien c'était..." – "Mais oui, mais vous vous répétez Tiens, j'y pense, j'ai un petit coup de fil à pa**er Ne bougez pas, je sais où est le téléphone Peut-être auriez-vous l'indicatif de Lisbonne?" Dans le salon, le photographe hurlait comme un fou D'avoir aplati son pouce à la place d'un clou Il en perdit l'équilibre et fit une culbute Entrainant la tringle et les rideaux dans sa chute La dame susurra – "J' rappelle juste un ami, puis après Vous me raconterez comment tout a commencé" Le photographe s'était mis hors de combat Ils ne tarderont pas, me consolais-je tout bas Mais l'espoir de voir repartir un journaliste Avant le diner, s'avère peu réaliste Car ils se mirent à table, la serviette autour du cou "C'est fou ce que ce job donne faim et soif. Qu'en pensez-vous? Et si, par hasard, vous pa**iez par la cuisine Je reprendrais bien un p'tit peu de votre terrine Et après le dessert, pa**ons au salon pour causer Et vous raconterez comment tout a commencé" Elle se leva et marcha en zigzaguant Et d'un effort sublime atteignit le divan Mais non sans briser mon beau vase Renaissance "Il était plus tout neuf, vot' pot. Encore une chance" Saisie d'un hoquet d'une rare violence Elle tenta de me raconter son enfance Le photographe était saoul comme une bourrique Ronflant et poussant des petits cris hystériques La dame ouvrit deux yeux d'hippopotame mal léché "Eh bien, cher ami, récapitulons..." Je me levai sans bruit pour rama**er les débris J'éteignis le feu qu'un mégot avait mis au tapis Mes hôtes dormaient dans des restes de nourriture Le salon me rappelait l'intérieur d'une boîte à ordures La journaliste s'éveilla, et dit en bâillant "On a bien travaillé, on va vous laisser maintenant J'ai pu me faire de vous une idée objective Quant aux photos, y en a plein les archives" Deux mois plus tard, j'appris, en feuilletant leur revue L'histoire bouleversante de mes débuts!