Chrétien de Troyes - Le Roman d'Yvain, VIII lyrics

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Chrétien de Troyes - Le Roman d'Yvain, VIII lyrics

Cette nuit-là, monseigneur Yvain eut un très bon logis, ce qui lui fit grand plaisir. Il arriva le lendemain aux champs défrichés, et il vit les taureaux et le rustre, qui lui indiqua le chemin. Cependant il se signa plus de cent fois de l'étonnement qu'il éprouva, en voyant comment Nature avait su produire une oeuvre aussi laide et aussi hideuse. Puis il se dirigea jusqu'à la fontaine et il vit tout ce qu'il voulait voir. Sans s'arrêter et sans s'a**eoir, de toute sa force il versa sur le perron le contenu du ba**in rempli d'eau. Aussitôt il venta et il plut, et il fit le temps attendu. Puis, quand Dieu eut ramené le beau temps, les oiseaux vinrent sur le pin et manifestèrent une joie merveilleuse sur la fontaine périlleuse. Mais, avant que leur joie se fût calmée, arriva, plus enflammé de colère que braise, le chevalier faisant un bruit aussi grand que s'il cha**ait un cerf en rut. Et aussitôt qu'ils se virent, les deux hommes lancèrent l'un contre l'autre et donnèrent l'impression de se haïr à mort. Chacun avait une lance rigide et forte, et ils se donnent des coups terribles, de sorte que les deux écus qui pendent à leur cou sont percés et que les hauberts se démaillent ; ils brisent et font éclater leurs lances, et les tronçons volent en l'air. Ils s'attaquent à l'épée ; au choc des épées, ils ont tranché les courroies des écus. Et les écus mêmes, ils les ont complètement découpés, par-dessus et par-dessous, si bien que des morceaux en pendent et qu'ils ne peuvent plus s'en couvrir ni s'en protéger : ils les ont tellement déchiquetés qu'ils arrivent à appliquer les coups de leurs épées étincelantes librement sur les côtés, et sur les bras, et sur les hanches. Ils se mettent mortellement à l'épreuve et ne quittent leur position de combat pas plus que s'ils étaient deux rocs. Jamais deux chevaliers ne furent si acharnés à précipiter leur mort. Ils ne veulent pas gaspiller leurs coups et ils les appliquent donc du mieux qu'ils peuvent. Les heaumes, penchés en avant, se cabossent, et les mailles des hauberts s'envolent, si bien qu'ils se font couler beaucoup de sang : ils en sont en effet si échauffés que leurs hauberts ne leur sont pas plus utiles que le serait un froc de moine. Ils se frappent en plein visage à la pointe de l'épée, et c'est pure merveille de voir durer si longtemps une bataille aussi farouche et aussi rude. Mais tous les deux sont si courageux que, à aucun prix, l'un ne céderait à un seul pied de terrain à l'autre avant de l'avoir frappé à mort. Ils ont agi encore plus vaillamment en ce qu'ils n'ont jamais, en aucun endroit, ni blessé ni malmené leurs chevaux, car ils ne le voulaient pas et ils auraient jugé un tel acte indigne. Ils se maintinrent toutefois continuellement à cheval sans jamais mettre pied à terre, et le combat n'en fut que plus beau. A la fin monseigneur Yvain fraca**e le heaume du chevalier. Celui-ci resta étourdi et a**omé par le coup et il eut peur, car il n'en avait jamais essuyé de plus cruel : sous sa coiffe il avait le crâne fendu jusqu'au cerveau, si bien qu'avec des traces de cervelle et de sang il tache les mailles de son brillant haubert. Il en a ressenti une douleur si violente que le coeur a failli lui manquer. Si après cela il prit la fuite, il n'eut pas tort, car il se sent blessé à mort, au point qu'il était inutile de se défendre. Il s'enfuit aussitôt, dès qu'il se ressaisit, vers son logis, à toute bride. Le pont-levis fut abaissé devant lui et la porte ouverte largement. Et monseigneur Yvain, impétueux, pique des éperons de toute sa force. Pareil au gerfaut qui s'élance après la grue, - il vient de loin et, sur le point de l'atteindre, il croit s'en emparer mais n'y parvient pas - de même, l'un s'enfuit et l'autre le cha**e de si près qu'il s'en faut de peu qu'il ne le prenne dans ses bras ; et pourtant il n'arrive pas à le rattraper, bien qu'il soit si près qu'il entend gémir de l'angoisse qu'il en ressent. Mais il s'applique avec acharnement à fuir tandis que l'autre s'évertue à le poursuivre, car ce dernier craint d'avoir perdu sa peine s'il ne le retient pas mort ou vivant : il se souvient des insultes que monseigneur Keu avait proférées à son encontre. Il n'aura pas non plus tenu la promesse qu'il a faite à son cousin et on ne le croira nullement s'il n'emporte pas de véritables preuves. L'autre l'a amené depuis le perron jusqu'à la porte de son château, et ils y sont entrés tous les deux, sans trouver un seul homme ni une seule femme dans les rues par où ils pa**èrent. Tous les deux avancèrent à grande allure jusqu'à la porte du palais. La porte était très haute et très large, et pourtant l'entrée pratiquée là-dedans était si étroite que deux chevaliers montés ne pourraient pas, sans mal ni grand dommage, y entrer ensemble, ni deux hommes se rencontrer au milieu. Et elle était conçue de la même façon qu'une arbalète qui guette le rat jusqu'à ce qu'il commette une faute.