Chrétien de Troyes - Le Roman d'Yvain, II lyrics

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Chrétien de Troyes - Le Roman d'Yvain, II lyrics

de même, les gens hargneux doivent médire. Mais je n'en raconterai pas davantage aujourd'hui, si ma dame me laisse tranquille à ce sujet ; je la prie de n'en plus parler et de ne pas m'imposer une chose qui me serait désagréable, si elle veut bien. - Dame, tous ceux qui sont ici, dit Keu, vous sauront gré d'insister, car ils écouteront volontiers. Ne le faites d'ailleurs pas pour moi, mais, par la foi que vous devez au roi, votre seigneur et le mien, commandez-lui ; vous ferez bien. - Calogrenant, dit la reine, ne vous souciez pas de l'hostilité de monseigneur Keu, le sénéchal. Il a l'habitude de dire des méchancetés, si bien qu'on ne peut pas l'en corriger. Je veux vous commander et vous prier de ne pas avoir du ressentiment au coeur et de ne pas refuser, à cause de lui, de raconter une chose qui vaut la peine d'être écoutée. Si vous voulez jouir de mon amitié, recommencez donc depuis le début. - Certes, dame, ce que vous me commandez est bien pénible pour moi. Je me laisserais arracher un oeil plutôt que de leur raconter rien de plus aujourd'hui, si je ne craignais de vous fâcher. Mais je ferai ce qui vous convient, quelle que soit la peine que j'en éprouve. Puisque cela vous fait plaisir, écoutez donc ! Prêtez-moi vos coeurs et vos oreilles, car une parole qu'on entend se perd si elle n'est pas comprise par le coeur. Il y a certaines gens qui ne comprennent pas ce qu'ils entendent, mais ils le louent quand même. Ceux-là ne perçoivent que le bruit des mots dès lors que le coeur n'y comprend rien. La parole arrive aux oreilles, tout comme le vent qui vole, mais elle n'y fait ni halte ni arrêt ; au contraire, elle s'en va très vite si le coeur n'est pas dans une disposition telle qu'il soit prêt à la saisir, car il peut alors s'en emparer, l'enclore et la retenir. Les oreilles sont la voie, le conduit, par où la voix pénètre. Et le coeur saisit dans le ventre la voix qui entre par l'oreille. Celui donc qui voudra me comprendre doit me prêter son coeur et ses oreilles, car je ne veux vous servir ni songes, ni fictions, ni mensonges, comme beaucoup d'autres vous ont fait ; je vous raconterai plutôt ce que j'ai vu. Il arriva, voilà bien six ans, que, seul comme un paysan, j'allais en quête d'aventures, armé de pied en cap selon la coutume des chevaliers. Je trouvai un chemin à ma droite au milieu d'une forêt épaisse. C'était une voie très pénible, pleine de ronces et d'épines. Non sans douleur, ni sans peine, je suivis ce chemin et ce sentier. Pendant presque toute la journée je chevauchais de la sorte ; puis je finis par sortir de la forêt : c'était en Brocéliande. Je pa**ais de la forêt dans une lande, et je vis une bretèche à une demi-lieue galloise, au moins, sinon un peu davantage. Je me dirigeai là-bas au petit galop ; je vis la barrière du château et le fossé tout autour, large et profond. Sur le pont se tenait debout celui à qui appartenait la forteresse, un autour mué sur le poing. A peine l'avais-je salué qu'il vint me prendre à l'étrier et qu'il m'invita à mettre pied à terre. Je descendis : il n'y avait rien d'autre à faire, car j'avais besoin d'un logis. Il me dit sur-le-champ, plus de sept fois d'une traite, que le voie par laquelle j'étais arrivé devait être bénie. Nous entrâmes aussitôt dans la cour, après avoir pa**é le pont et la porte d'entrée. Au milieu de la cour du vava**eur - que Dieu lui accorde autant de joie et d'honneur qu'il m'en donna cette nuit là -, pendait une plaque où, je crois, il n'y avait ni fer ni bois, ni rien qui ne fût en cuivre. Sur cette plaque, avec un marteau qui était à côté, attaché à un poteau, le vava**eur frappa trois coups. Ceux qui étaient en haut, à l'intérieur, en entendirent le timbre et le son ; ils sortirent de la maison et descendirent dans la cour. Quelques-uns coururent vers le cheval que tenait le bon vava**eur, et je vis que vers moi s'approchait une jeune fille belle et distinguée. Je me mis à la regarder attentivement : elle était grande, mince et élancée. Elle prit grand soin de me désarmer et le fit avec grâce et adresse ; ensuite elle m'habilla d'un manteau court en laine de couleur bleu-paon, fourré de petit-gris. Tout le monde se retira, si bien que personne ne resta ni avec moi ni avec elle, ce qui me fit plaisir, car je ne désirais rien d'autre. Elle me mena m'a**eoir dans le plus beau petit pré du monde, clôturé tout autour par un mur bas. Je la trouvais si avenante et d'une conversation si agréable, elle était si bien élevée, si bien disposée et avait de si belles manières,