Albert Londres - La route coloniale numéro zéro (Au bagne) lyrics

Published

0 184 0

Albert Londres - La route coloniale numéro zéro (Au bagne) lyrics

LA ROUTE COLONIALE N° ZÉRO Elle s'appelle, en réalité, route coloniale Numéro Un. Comme elle n'existe pas nous la baptisons Numéro Zéro. C'est elle qui faisait dire, dans les vieux temps, aux apaches jouant leur va-tout : « Et si l'on est refait, on ira ca**er des cailloux sur la route ! » Aujourd'hui, quand arrive à la visite un forçat bien réussi, pieds en lambeaux, la fièvre aux yeux et la mort riant entre les lèvres, le docteur lui dit : — Tu viens de la route, toi ? — Oui, M'sieur l'major ! En tête des lits, à l'hôpital, vous lisez comme noms de maladies : « Revient de la route. » Quelle magnifique route ! Elle doit traverser toutes les Guyanes. On n'a pas ménagé les cadavres. On y travaille depuis plus de cinquante ans… Elle a vingt-quatre kilomètres ! Ce matin, je repris le canot automobile. Pour aller sur la route de Cayenne, il faut d'abord monter en bateau, à Cayenne. C'est comme ça ! Cayenne n'est pas la grande terre, comme le disent, gonflés d'espoir, ceux des roches du Salut. C'est une île aussi. Traversons donc la rivière, et voici la pointe Marcouria ; et, cette fois, c'est bien elle, la grande terre d'Amérique du Sud, celle où, depuis un demi-siècle, arrivèrent soixante mille Blancs aux reins solides et qui n'avaient rien à perdre, soixante mille Blancs qui feraient voir au monde comment nous savions faire les routes… Ah ! mais ! Monsieur le gouverneur Canteau n'a beau gouverner que par intérim, il eût visiblement préféré, ce matin, avoir à me montrer un merle blanc ou même un pivert à trois pattes. Il aurait toujours pu dire : « Attendez, on les cherche ! » Il vient d'arriver, ce n'est pas sa faute. Il ne dit pas non plus que ce soit la faute d'aucun : mais son embarras est malgré tout sans borne : il me mène voir une route et, d'avance, il sait qu'elle n'existe pas ! Le surveillant de la pointe — il n'y a pas de route, mais pour une pointe il y a une pointe — n'était pas là. Il avait envoyé sa femme à notre rencontre. Sa femme était bien pâle et en peignoir. Elle dit : « Mon mari regrette, mais la fièvre le mange, il est dans son lit et il agite toutes ses couvertures. » On l'a**ura que cela ne faisait rien. Et pour donner un conseil à cette compatriote égarée sur cette pointe, on ajouta : — Faites-lui prendre de la quinine ! Un bagnard s'était installé là, commerçant. Je crus d'abord qu'il vendait des mouches. Il n'en était rien. Soigneux, il avait simplement recouvert sa marchandise avec des mouches, pour la préserver de la poussière. De sorte que nous n'avons pu savoir ce qu'il vendait. C'était la pointe Marcouria. Nous prîmes un camion automobile. La route faisait un trou dans la brousse. Elle manquait à la forêt comme une dent manque à une mâchoire. On pouvait tout de même pa**er, en visant bien. — Voyez le travail ! dit le gouverneur. En Guyane, il pleut sept mois de rang, les cinq autres mois, il convient de sortir avec son parapluie. Lorsque, quittant la route, vous tâtez l'herbe du pied, vous trouvez le marécage. Les forêts sont des pri-pri, terres noyées. Quand, de temps en temps vous apercevez une savane, n'y courez pas, c'est une savane tremblante. Au bout de cinq kilomètres, le forçat qui était au volant céda sa place à un camarade. Il en avait déjà plein les bras. Et il s'exprima ainsi : — C'est comme si, monsieur le gouverneur, on roulerait sur des œufs qui faudrait pas ca**er ! LE SURVEILLANT FOU ! Voici l'emplacement de l'ancien camp. Ce camp vient d'être transporté au kilomètre 24. Ici reste une case. Cette case est le théâtre d'un drame, un drame à un personnage. Dans le camion, le chef des travaux en avait avisé le gouverneur. Le surveillant du kilomètre 10, qui, chaque matin, reçoit les vivres et doit les répartir aux cent hommes du camp, est fou. — Vous allez voir. Nous descendîmes. Un homme jeune, maigre, brun, l'œil narquois, un long couteau rouillé à la main, une scie à viande à côté de lui, derrière son établi, tout en se dandinant, nous regardait venir. — Monsieur le gouverneur, dit le chef des travaux, je dois vous informer que tout le monde se plaint de ce surveillant, les chefs et les transportés. Personne ne touche plus son poids de bœuf. Au camp, il n'arrive guère que des os. Cet homme désosse et racle tout. Et voyez ce qu'il fait de la viande. Au-dessus de lui des cordes étaient tendues comme pour sécher du linge, mais c'étaient des lambeaux de viande qui pendaient, verts et noirs. — Allons ! Qu'est-ce que c'est que ça ? répéta le gouverneur. — C'est mes rations ! — Non ! monsieur le gouverneur, ce ne sont pas ses rations, c'est ce qui devait être autour des os, qu'il envoie au camp. Toute cette charogne, dont les morceaux dataient de huit jours, ne puait pas. On en fit la remarque. — Ça ne pue pas parce que je les camphre, dit l'homme. — Il les camphre ? — Oui, monsieur le gouverneur, il roule la viande, dans du camphre. — Allons ! qu'est-ce que c'est que ça ? répéta le gouverneur. — C'est mes rations ! — Qu'en faites-vous ? — Je vais vous le dire, monsieur le gouverneur, tous les dix jours, il en fait une caisse qu'il expédie à sa maîtresse, à Cayenne. L'homme rageusement, planta son couteau rouillé dans une cuisse de bœuf, puis il sortit son revolver. Il poussa la porte de son gourbi solitaire, décrocha un second revolver et se coucha sur les planches, une arme à sa droite, une arme à sa gauche. Il était saoul aussi. Les bagnards de la route connaissent bien le kilomètre 10. Quand ils arrivent à sa hauteur, ils font un crochet par la brousse. Le bruit des pas surexcite l'homme au camphre. Parfois, sans se lever, il tire sur le pa**ant, à travers la porte. C'est un gazé de la guerre. LE BAGNE, LE VRAI ! La Guyane est un pays inhabité. Son territoire est grand comme le tiers de la France, mais la Guyane n'a que vingt-cinq mille habitants — quand on compte avec amitié ! Le Guyanais qui va se promener prend son fusil comme nous notre parapluie. C'est l'habitude. En dehors de ceux qui font de la politique, ce qui nourrit, les autres sont des coureurs des bois, des balatistes (hommes qui saignent le balata), des chercheurs d'or. C'est vous dire qu'il y a peu de villages. Voici pourtant Marcouria. On nous fait entrer dans une charmante cage à lapins : la mairie. En notre honneur, le curé et le maire se sont réconciliés. Le curé, qui avait une belle barbe rousse, avait subtilisé une pénitente au maire, une petite Doudou, et la bataille s'en était suivie. Nous buvons du champagne. Le secrétaire de mairie était là, aussi. Fut-ce l'émotion ? Était-ce la coutume du pays ? Sitôt qu'il eut bu, comme un bébé joufflu qui se dégonfle, il souffla tout le liquide par la figure du gouverneur. Le gouverneur dit : « Ça ne fait rien ! » Repartons. Toujours des pri-pri, toujours des savanes tremblantes. Nous arrivons au kilomètre 24. C'est le bout du monde. Et pour la première fois, je vois le bagne ! Ils sont là cent hommes, tous la maladie dans le ventre. Ceux qui sont debout, ceux qui sont couchés, ceux qui gémissent de douleur. La brousse est devant eux, semblable à un mur. Mais ce n'est pas eux qui abattront le mur, c'est le mur qui les aura. Ce n'est pas un camp de travailleurs, c'est une cuvette bien cachée dans les forêts de Guyane, où l'on jette des hommes qui n'en remonteront plus. Vingt-quatre kilomètres dans ces conditions-là, mais c'est magnifique en soixante ans ! Dans quatre siècles, nous aurons probablement réuni Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni, et ce sera plus magnifique encore… Pourtant, la question serait de savoir si l'on veut faire une route ou si l'on veut faire crever des individus. Si c'est pour faire crever des individus, ne changez rien ! Tout va bien ! Si c'est pour faire une route… D'abord, ils ne mangent pas à leur faim. Aucun forçat ne mange à sa faim ; mais les autres ne font rien. Ceux-là n'ont plus la force de lever la pioche. Ensuite, ils sont pieds nus. La « Tentiaire » dit : « Quand ils avaient des souliers, ils les vendaient ! » Possible. On pourrait peut-être inventer des souliers faciles à reconnaître aux pieds du peuple libre qui les achète ? Ils sont pieds nus, c'est-à-dire sur le flanc, leurs pieds ne les portant plus : chiques, araignées des criques, pian-bois (plaies ulcéreuses). C'est affreux à voir… — Et à traîner, donc ! fait une voix. On met, pour ouvrir la route, des misérables qui ne peuvent plus marcher ! En plus de cela, un mal les mine. Ce mal s'appelle ankilostomiase. Ce sont des vers infiniment petits, qui désagrègent l'intestin. Tous les bagnards en sont atteints. Ah ! ce teint de chandelle, ce ventre concave, ces yeux agrandis ! Pour eux, la quinine étant considérée comme un bonbon on ne leur en donne que lorsqu'ils sont sages ; alors la fièvre accourt tambour battant dans ce champ de bataille. Les travaux forcés ? Oui. La maladie forcée ? Non. J'entre dans une case. Sur cent travailleurs, quarante-huit aujourd'hui sont abattus. Sous des moustiquaires noires de cra**e, mais trop petites, leurs bras dépa**ent, leurs pieds dépa**ent et la plus infernale invention de Dieu, le moustique, mène là sa danse. Les forçats ne me voient pas pa**er, même ceux qui regardent. La fièvre les a emportés dans son cercle enchanté. Ils gémissent et l'on ne sait si leurs gémissements sont un chant ou une plainte. Ils tremblotent sur leur planche comme ces petits lapins mécaniques quand on presse la poire. Ce sont les terra**iers ! Quand on veut faire une route, on s'y prend autrement.