(v.266) Heureux par son fils, heureux par son épouse, Pélée avait connu, si l'on excepte le reproche encouru pour avoir tué Phocus, tous les bonheurs (1). Coupable d'avoir versé le sang de son frère, cha**é de la maison de son père, la terre de Trachine lui donne l'asile. Là régnait, sans recourir à la violence ou au meurtre, le fils de Lucifer, Céyx, dont le visage gardait le reflet de l'éclat paternel. A cette époque, plein de tristesse et bien différent de lui-même, il pleurait un frère enlevé à sa tendresse. Quand le fils d'Eaque, accablé par ses soucis et par la fatigue du voyage, fut arrivé en ces lieux et fut entré avec quelques compagnons dans la ville, après avoir laissé non loin des murs, dans une vallée ombragée, les troupeaux de moutons et de boeufs qu'il emmenait avec lui, une fois admis en présence du souverain, tendant vers lui, d'une main suppliante, le rameau orné de bandelettes (3), il lui apprend qui il est, de qui il est né. Il ne cache que son crime et donne fausse raison de son exil ; il demande à Céyx aide et accueil, à la ville ou à la campagne. Le roi de Trachine, les traits empreints de douceur, lui répond en ces termes : « Les hommes même de modeste extraction peuvent user librement des avantages de ce pays, et mon royaume n'est pas inhospitalier. Tu viens renforcer encore ces bonnes dispositions par des motifs puissants, un nom illustre et ce fait que Jupiter est ton aïeul. Ne perds pas ton temps en prières : tout ce que tu demandes, tu l'obtiendras. Considère comme tien, pour ta part, tout ce que tu vois ici. Plût aux dieux que le spectacle fût plus réconfortant! » Et il pleurait. Pélée et ses compagnons lui demandent quelle cause provoque une si profonde douleur ; il leur fait alors ce récit : (v.291) « Peut-être supposez-vous que cet oiseau qui vit de rapines et répand la terreur parmi tous les autres oiseaux a toujours eu des plumes. Ce fut un homme jadis, et - tant il a conservé les mêmes goûts! - déjà en ce temps mon frère était belliqueux et porté à la violence. Il s'appelait Daedalion et il avait pour père celui qui annonce l'aurore et disparaît le dernier du ciel. J'ai toujours eu le culte de la paix ; mon unique souci était le maintien de la paix, en même temps que mon bonheur conjugal ; mon frère n'avait de goût que pour la guerre barbare. Rois et peuples furent soumis par sa valeur qui, aujourd'hui, après sa métamorphose, se dépense à pourcha**er les colombes de Thisbé. Il avait une fille, Chioné, qui, douée d'une merveilleuse beauté, eut mille prétendants quand elle fut, à quatorze ans, nubile. Par hasard, Phoebus et le fils de Maia revenant, l'un de son sanctuaire de Delphes, l'autre du sommet du Cyllène, la virent en même temps et en même temps s'enflammèrent pour elle. Apollon diffère jusqu'à la nuit la satisfaction espérée de son amour. Mercure ne supporte aucun retard et, de sa baguette qui provoque le sommeil, il effleure le visage de la jeune fille. Ce contact tout-puissant la laisse inerte, et elle subit la violence du dieu. La nuit avait semé le ciel d'astres. Phoebus revêt l'apparence d'une vieille femme et prend un plaisir qu'un autre a déjà goûté. Quand Chioné, enceinte, fut arrivée à l'époque de sa délivrance, du dieu aux pieds ailés naît un rejeton plein de malice, Autolycus, dont l'ingéniosité savait toutes les ruses ; rendre blanc le noir et noir le blanc était pour lui un jeu habituel : c'était le digne héritier de son père artificieux. De Phoebus naît - car Chioné avait donné le jour à deux jumeaux - Philammon, qui fut célèbre comme chanteur à la voix harmonieuse et comme cithariste. Mais que lui sert d'avoir mis au monde deux fils, et plu à deux dieux, d'avoir un père valeureux et pour aïeul Jupiter tonnant? Pour beaucoup de mortels la gloire même est-elle donc fatale? Elle fut du moins pour elle. Elle eut la témérité de se préférer à Diane et critiqua la personne de la déesse. Aussi, soulevée d'une violente colère : « Eh bien, dit celle-ci, ce sont donc mes actions qui auront ton agrément! » Et, tout aussitôt, elle ploya son arc et, tendant la corde, elle décocha une flèche et transperça du roseau cette langue justement châtiée. La langue devient muette ; aucune émission de son ne suit ses tentatives pour prononcer les mots, et c'est en s'efforçant de parler qu'elle perdit, avec son sang, la vie. Et moi, malheureux, l'enlaçant de mes bras, j'éprouvai dans mon coeur d'oncle la douleur de cette mort et j'envoyai à mon bien-aimé frères de mes consolations. Le père n'y est pas plus sensible que l'écueil aux murmures de la mer ; il pleure, désespéré, la fille qui lui a été enlevé. Quand il vit son corps en proie aux flammes, par quatre fois il s'élança pour se jeter au milieu du bûcher ; quatre fois écarté, il s'enfuit alors précipitamment et, semblable à un jeune taureau qui va, tête baissée, emportant les dards des frelons plantés dans son cou, il précipite sa course à travers champs. Il me parut alors courir plus vite qu'un être humain : on eût dit qu'il avait des ailes aux pieds. Aussi échappe-t-il à tous et rapidement, poussé par le désir de mourir, il atteint le sommet du Parna**e. Apollon le prit en pitié et, comme Daedalion s'était précipité du haut d'un rocher, il le changea en oiseau et le maintint suspendu dans les airs par des ailes subitement poussées, lui donna un bec crochu, des serres recourbées en guise d'ongles, la même combativité que jadis, une force supérieure au volume de son corps. C'est maintenant l'épervier, qui ne montre de pitié pour nul oiseau, mais s'acharne contre tous, et que la douleur pousse à faire souffir les autres. »
(v.346) Tandis que le fils de Lucifer raconte ce prodige touchant son frère, voici qu'arrive en hâte, essouflé par sa course, le gardien du troupeau de boeufs, le Phocidien Anétor, criant : « Pélée, Pélée, je viens t'annoncer un grand malheur » Quelque nouvelle qu'il apporte, Pélée lui ordonne de la dire. Le roi de Trachine lui-même, le visage anxieux de crainte, attend, inquiet. Anétor reprend : « J'avais amené sur le rivage aux côtes infléchies mes bêtes fatiguées, à l'heure où le soleil, arrivé au milieu et au plus haut point de la courbe qu'il décrit, pouvait voir qu'il lui restait à parcourir une route aussi longue que la route laissée derrière lui. Une partie des boeufs avaient plié les genoux sur le sable fauve et, couchés, regardaient les plaines liquides qui s'étendaient au loin ; une partie errait à pas lents ici et là ; d'autres se sont mis à la nage et, le cou haut dressé, maintiennent la tête au-dessus des eaux. Tout près de la mer, il est un temple où ne brillent ni le marbre ni l'or, mais qu'ombragent les troncs serrés d'un bois antique : c'est le temple des Néréides et de Nérée ; un marin, tout en faisant sécher ses filets sur le rivage, me fit connaître que ces dieux étaient ceux de la mer. Un marais est contigu, tout entouré de saules ; c'est l'eau de la mer débordée qui a formé ce marais. Il en vient un hurlement dont l'horrible bruit jette la terreur dans tout le voisinage, celui d'une énorme bête, et un loup sort des joncs du marais, il est couvert d'écume, sa gueule, terrible comme la foudre, est barbouillée de sang, ses yeux sont baignés d'une lueur rouge. Sa férocité est excitée à la fois par la rage et la faim, mais plus encore par la rage. Car il ne se soucie pas seulement d'a**ouvir, après un long jeûne, par un ma**acre de boeufs, sa faim cruelle, mais il blesse toutes les bêtes du troupeau et, dans sa fureur ennemie, les abat toutes. Quelques-uns même d'entre nous, atteints par ses morsures meurtrières, au cours d'une défense énergique, sont tués. Le sang rougit le rivage, l'eau qui le baigne, le marais rempli de mugissements. Tout retard serait funeste, et l'hésitation n'est pas permise. Tandis que tout n'est pas encore perdu, allons-y tous ensemble, prenons les armes, oui les armes, et réunissons l'effort de nos traits. » (v.379) Ainsi avait parlé le bouvier. Cependant cette perte n'avait pas ému Pélée. Mais, se rappelant son crime, il comprend que ces boeufs qu'il perd sont envoyés en offrande funèbre à Phocus mort par la Néréide privée de son fils. Le roi de l'OEta fait revêtir leurs armures et prendre leurs traits redoutables à ses hommes et se préparait lui-même à les accompagner. Mais son épouse Alcyoné, attirée par le tumulte, s'élance hors de son appartement et, alors qu'elle la répand sur ses épaules et, les bras noués au cou de son mari, mêlant les prières aux larmes, elle le supplie de prêter secours à ses hôtes sans s'exposer lui-même et de sauver deux vies en en sauvant une. Le fils d'Eaque lui répond alors : « O reine, bannis ces craintes, qui font honneur à ta tendresse. Je suis plein de reconnaissance pour votre promesse de me secourir. Mais il ne me plaît pas que l'on prenne pour moi les armes contre un monstre tel qu'on en vit jamais. Il me faut seulement implorer la divinité de la mer. » Il y avait une haute tour, phare élevé au sommet de la citadelle, et dont le feu rendait l'espoir aux navires battus par les flots. Ils y montent et, de là, voient en gémissant les taureaux jonchant le rivage et le féroce animal qui dévasta le troupeau, la gueule dégoûtante de leur sang dont il a aussi les longs poils souillés. Alors, tendant les mains vers le rivage qui borde la pleine mer, Pélée conjure Psamathé aux cheveux azurés de mettre fin à sa colère. Elle ne se laisse pas fléchir par la voix du fils d'Eaque et ses prières. Ce sont les supplications de Thétis en faveur de son époux qui obtiennent d'elle son pardon. Mais, bien que rappelé, le loup s'acharne à son cruel carnage, grisé par la volupté de verser le sang ; la Néréide enfin, au moment où il enfonçait ses crocs dans le cou d'une génisse qu'il mettait en pièces, le changea en bête de marbre. Il a conservé sa forme et, hormis la couleur, tous ses traits : la couleur de la pierre montre bien que ce n'est plus un loup et qu'il ne doit plus désormais inspirer de crainte. Cependant, le destin ne permet pas à Pélée fugitif de se fixer sur cette terre ; dans ses courses errantes, l'exilé arrive enfin chez les Magnètes. C'est là qu'il est, par l'Hémonien Acaste, purifié du meurtre commis. (3) = C'est l'attitude et le geste du suppliant.