Heureux ceux qui ont un cœur de pauvre! Heureux les purs, les candides
Les désintéressés, les bienveillants aux mains ouvertes, ceux
Qui ont cru toutes ces histoires, leur silence est comme un feu
Leurs cœurs sont des barques glissant sur le fleuve du devenir
Heureux les idiots, les perdus, tous ceux qui ont une âme épaisse
Ils ont des battements des paupières comme des nids où naissent
Des constellations de larmes, des déflagrations d'oiseaux
Et ce n'est pas rien d'être dans sa tête le maître des eaux!
Heureux les poètes mauvais avec leur grosse âme qui saigne
Heureux l'amuseur qui ne fit pas rire, l'acteur maladroit
Ils seront Saint-Jean Bouche d'or dans mon beau pays sous les treilles
Ils gouverneront les dimanches bleus l'abbaye des abeilles
Heureux ceux qui restent fidèles longtemps à leurs souvenirs
Trop longtemps, comme à un bien de famille qu'on ne sait pas vendre
Ils tiennent par le bout des doigts le fil qui mène à l'avenir
Nous porterons nos grains au moulin sombré où ils nous attendent
Heureux celui qui aime au delà des lignes, les bouées, la barre
Au delà des années perdues, là où les bêtes ne vont pas
Le bateau figé dans la mer, traînant un nom comme une amarre
Et, au lieu de mettre à la voile, qui pour l'étoile chanta
Celui qui va dans le malheur comme dans un taillis énorme
Et qui grandit à chaque pas, laissant de sa chair aux ronciers
Qui monte au ciel par le sentier de ses erreurs, oui, comme un homme
Ou dans sa tête dresse sa détresse comme un espalier
Les femmes qui ont trop travaillé, trop pleuré, leurs doigts trop lourds
Celles qu'on n'a pas voulues, leurs doigts sans bague dessineront
L'île du Pacifique pour l'aventure unique et l'amour
Où j'ai décidé que pendant dix mille ans elles aimeront
J'ai entouré de fleurs des champs les parents des petits débiles
Les veuves aussi des mineurs qu'un soir on a laissés au fond
Les fiancées des blessés qu'on n'a pas pu ramener en ville
Et qui sont morts dans les marais perdus où ils tenaient le front
Heureux ceux-là qu'on a choisis pour les missions trop difficiles
Pour les paris désenchantés qui ont fait un pas en avant
Ils sont entrés dans nos refrains qui sont des corsages de filles
Et heureux soient-ils car ils dureront ce que durent les chants
Soyez heureux, vous tous! Vous êtes l'antique cité des hommes
Et vous avez fait des merveilles et semblez ne le savoir pas
Et vous vous méprisez et vous interrogez sur vous, sur l'Homme
Au lieu d'aller dans les remous et de désirer les combats
Soyez heureux! Voici le jour, le vieux matin, l'intelligence
L'amitié soit votre richesse et tout le pain et tout l'été
Regarde: Un homme t'apostrophe, il est superbe, il est immense
Or il cherche un lieu dans l'hiver et c'est en toi qu'il veut loger
Heureux celui qui chante l'Homme avec ses propres mots, ses larmes
Et avec les armes de l'homme qui s'évertue à chanter
Heureux l'homme que soudain un vers d'un poème fait pleurer
Puisqu'ainsi s'ouvre le royaume où l'on chante, on saura aimer
Celui qui chante sans espoir et seul, il sera consolé
Heureux celui qui chante sans espoir! Il sera consolé
Celui qui fait de son malheur une chanson, car ce mystère
Sera compté à son crédit peut-être et qui sait, chanté dans les rues du ciel!