MARCHERAS L'AVENTURIER
J'allais sortir. Il était six heures du soir. Quarante-deux forçats avaient défilé devant moi, sous cette véranda, l'après-midi. Je me sentais égaré dans une immensité de misères. Un quarante-troisième forçat apparut au sommet de l'escalier.
— Vous avez quelque chose à me dire ?
— Oh ! non, pas moi ! Mais vous voulez me voir, je crois ?
— Marcheras ?
— Marcheras.
Marcheras, présentement infirmier des îles du Salut.
Docteur, commandant, surveillants reconnaissaient en lui un « homme bien », une « personnalité intéressante ». À l'hôpital, son chef lui accordait une « confiance sans limite ».
Du forçat, il n'avait que la livrée. Il tenait son chapeau de paille tressée d'une main habituée aux meilleurs feutres. Sa tenue, ses propos, son sourire, ses silences étaient d'une élégance désabusée.
Nous voilà a**is, chacun d'un côté de la table.
— Eh oui, fit-il, telle est la vie !
Il accepta une cigarette.
— Les bons, les mauvais, les brutes, les brebis perdues, nous tournons tous, ici, dans un cercle vicieux. Nous n'avons plus de boulets aux chevilles ; mais, sitôt que nous battons de l'aile pour nous élever, une corde invisible nous ramène au fond du trou. À part le feu, nous sommes bien les damnés que représentent les images catholiques.
Entendez-moi. Je ne dis pas que je sois venu ici sans motif. Mais je n'étais pas foncièrement mauvais quand j'accomplis mon premier voyage en Guyane (il sourit) à dix-huit ans ! J'avais tiré un coup de feu sans résultat et volé mille francs. Cela ne valait pas une pension de l'État, mais n'était qu'un geste. Mon âme, autour de cette tache d'un jour, restait blanche. Mais après quatre ans d'administration pénitentiaire, alors non ! je ne pouvais plus concourir pour un prix Montyon. Ah ! fit-il d'un ton d'administrateur, la Guyane devrait être un Eldorado. Songez que moi (il me désigne son matricule), je suis le 27.307. Un très vieux cheval ! On en est maintenant à 47.000. Cherchez une route, un chemin de fer, cherchez la trace de pa**age de quarante-sept mille blancs. On ne voit pas même leurs tombes. On aurait pu tout au moins élever une pyramide avec les ossements. C'eût été un souvenir !
Le bagne n'est qu'une machine à faire le vide. Et cette machine coûte quatorze millions par an à la France.
On ne peut pas commander au paludisme. Mais voyez partout, à Panama, à Colon. Allez à la Coutcha, à l'intérieur, où la fièvre jaune était latente, aujourd'hui, plus rien.
Dans les bagnes des États-Unis, regardez…
— Vous avez voyagé ?
— Assez, il faut bien employer son temps d'évasion.
— Dans les bagnes des États-Unis, ce n'est pas la même chose. On couche en cellule, la nuit.
— Vous y êtes allé ?
— Oui, mais un peu comme vous ici. Lors de ma première évasion, j'ai tenu à faire la comparaison. J'avais obtenu toutes permissions. Je ne m'étais pas présenté, évidemment, mon matricule de Cayenne à la main. Mais aux États-Unis, des dollars, un fin rasoir, un bon tailleur vous font un gentilhomme en une matinée…
On couche en cellule, donc pas de promiscuité. Si le fruit qui tombe dans un bagne américain n'a qu'une petite tache, cette tache ne s'étendra pas. Il y a des ministres du culte, des livres. On instruit l'homme. Beaucoup d'entre nous vont au mal parce qu'ils ne soupçonnent pas le bien. Les Américains leur cachent le mal et leur montrent le bien. L'homme se relève. S'il est illettré, on l'instruit. Quand il sort, un trousseau l'attend. On ne le jette pas à la porte, on lui trouve du travail. Il mange à sa faim. Il ne voit pas tuer devant lui un homme, à propos de bottes.
Dans les petites républiques de l'Amérique du Centre, même…
— Vous connaissez aussi ?
— J'ai tenu à tout étudier. Les prisonniers sont considérés comme des hommes. Pourtant, Guatemala, Honduras, San Salvador, Costa-Rica ne sont pas de grands pays comme le nôtre.
Prenez la Guyane anglaise, la brésilienne ou la hollandaise. Des quatre, la Guyane française est celle que la nature favorisa le plus. C'est un pays neuf et opulent. On dirait que Christophe Colomb ne l'a pas encore découvert ! Or, que fait-on ? Nous arrachons de l'herbe qui repousse le lendemain.
Tout cela était pesé. Ce bagnard ne déblatérait pas, il déplorait. La faillite du bagne choquait son intelligence. S'il disait : « J'ai vu à Sainte-Marguerite un chantier où les hommes sitôt débarqués mouraient sur le ventre comme des poissons sortis de l'eau », ce n'était pas pour s'indigner, mais pour s'étonner de procédés si peu rémunérateurs.
— Aussi, dégoûtés de notre inutilité, monsieur, on déserte.
LA VIE D'UN FORÇAT AVENTURIER
L'évasion, monsieur, n'est pas un jeu, c'est une science. Ceux qui la représentent sous le jour d'une action romanesque n'ont pas été forçats. On vous racontera de superbes histoires qui sont vraies. Il y eut ce collègue, mon ami, qui se fit clouer dans une caisse à destination d'un autre « frère de la côte » à Demerara. On lisait sur la caisse : « Plante rare. Prière d'éloigner des chaudières et d'arroser souvent. »
Nous n'avons pas davantage oublié cet homme qu'on emporta pour mort, un couteau dans l'épaule à l'amphithéâtre de Royale. Le lendemain, on ne le retrouva plus. Ni la table d'opération ; il s'en était servi pour radeau. Des gens d'hôpitaux sont partis, au fil de l'eau, dans des cercueils. Et l'évasion des canotiers de la chaloupe Mélinon ! C'était la plus jolie de l'administration. Elle effectuait son premier voyage. Il était cinq heures du soir, heure de la promenade chic sur le quai de Saint-Laurent-du-Maroni. Le directeur était là. Tout ce beau monde admirait la nouvelle acquisition. Les forçats touchèrent le débarcadère et, soudain, repoussèrent la chaloupe. On crut d'abord qu'ils manœuvraient. Ils prenaient le large ! « Mais que font-ils ? » demandait le directeur. La chaloupe siffla : « Pou ! pou ! pou ! » Le directeur criait : « Arrêtez ! » Nos amis inclinèrent par trois fois le pavillon — salut réglementaire. On ne les revit jamais.
Mais l'évasion ordinaire, la vraie ! C'est un exploit que les connaisseurs qualifieraient d'héroïque si le but était autre. De la « grande terre », on tombe dans la brousse. On est sans vivres, sans vêtement. On a tout calculé, mais rien prévu. On sait par exemple, que, dans la brousse, on tourne toujours à gauche. Pourquoi ? C'est un fait. Mais c'est tout ce qu'on sait. Onze jours, une fois, je suis resté dans les bois. Les singes rouges étaient mes compagnons. Je me battais avec eux pour voler leur nourriture. Toute la nuit, ils criaient lugubrement. Las des marécages, je montais, parfois aussi, dans les arbres. Quand le sommeil me terra**ait, je rêvais que les singes m'emportaient. Et puis, il y a le grage, serpent qui donne la mort, et tous ceux que l'on vient troubler dans leur royaume : tamanoirs, pumas, caïmans. Enfin, un jour, on aperçoit un pomakari (toit d'un canot de nègres bosch). Et alors, quand on a la chance et une volonté d'acier, après encore un mois de vie de chien sauvage, alors, alors, on est tour à tour scieur de long à Paramaribo, cireur de bottes à Demerara, barman à Panama, tenancier de tripot à Colon, chercheur d'or un peu partout. Au Mexique, on s'engage dans les bandes de Francisco Madero contre Francisco Diaz. Cela dure un mois. Et l'on s'engage ensuite chez Francisco Diaz contre Francisco Madero. De bagnard, on s'élève au rang de pirate. On est aussi négociant. Je fus marchand de glaces ambulant à Bogota. Dans cette même Colombie, j'ai tâté des mines d'émeraude. Vos compagnons sont des a**a**ins, des étrangleurs, des faussaires. Un homme intelligent ne fait pas le mal pour le plaisir de faire mal. Mais il faut soutenir sa façade d'homme libre. Donc, un coup de pistolet, le soir, est vite tiré. Et on se sauve…
On va chercher du pétrole au Venezuela. J'ai saigné les balata. J'ai fait du caoutchouc. On m'a vu dans les ma**ifs de l'Imataqua, à soixante kilomètres dans l'intérieur. Je gagnais ce que je voulais avec le quartz aurifère. Les belles cascades qu'il y a là ! Les vieux forts du temps des conquistadores hantent ses côtes. Mais on redescend. On a besoin de s'amuser. On a hâte de couper sa barbe à la Jean Hiroux. On a deux ou trois milles dollars en poche, de quoi être un homme : les villes sont là, les bars, les tripots, les femmes. On lave tout en une semaine.
Huit jours de folie font oublier les années de misère. Le bagne semble loin ! Et l'on remonte prospecter ou mourir.
Une fois, lors de ma seconde évasion (on ne croit jamais retourner au bagne, mais on compte tout seul. Un duel à la mexicaine, à Panama, m'avait fait découvrir. On me ramena à Saint-Laurent. Je dus donc m'évader encore), une fois que j'avais gagné, chez les Guatémaltèques et autres Nicaraguais, de très authentiques et très bons dollars, je partis me promener à New York. Pa**ant, un soir d'été, dans un quartier ouvrier, je vis des familles, le père, la mère, les enfants, causant et jouant devant les portes. C'était honnête, c'était beau. Pourquoi ne deviendrais-tu pas cela ? me dis-je. Dès le soir, je quittai le palace qui, depuis un mois, avait l'honneur d'héberger une crapule aussi bien habillée que moi. Je réduisis mes frais. Hélas ! il est une chose que je ne pus réduire : le goût de grand'route aventureuse. Et puis…
La nuit était tombée tout à fait. Il me regarda à la lueur d'une chandelle.
— Et puis je suis une canaille. Nous sommes tous des canailles. Nous sortons de l'école du crime. Ai-je a**ez souvent entendu : « Comment t'y es-tu pris ? » — « Comme ça. » — « Imbécile ! voilà comment il fallait faire. » Alors on sait. On sait trop !
MAINTENANT
Maintenant, j'ai pa**é l'âge des grands voyages. Mes ailes sont rognées.
Je fus marquis, plusieurs fois de. Les joies du monde, je les ai tenues dans cette main, cette main qui tient à cette heure le chapeau de Duez. Oui, Duez m'a donné son chapeau en partant ! Je ne suis plus qu'un résigné irrémédiablement battu dans son dernier combat.
Je finirai d'abord sur ce rocher, ensuite dans un requin. Tout cela d'après la loi.
Mon bonheur est de faire du bien à mes co-détenus. Je fus un voleur. Ici, au bagne, je suis l'homme intègre. Mes chefs me confient l'infirmerie. Je gère vingt mille francs.
Les camarades me disent : « Tiens ! Henri, garde-moi ça. » Je garde. Comment expliquez-vous cela ?
J'ai été un criminel.
Trois fois je me suis évadé.
J'ai traîné la chaîne (j'étais de ce temps), onze mois, je fus aux fers par les deux pieds.
J'ai mérité ces châtiments.
Ai-je du repentir ? Je ne dis pas que je porte droit mes crimes, mais je les porte. Quand à l'âge de raison on s'est chargé d'un fardeau, on ne gémit pas sous le poids.
Bien souvent, quand je me trouve seul, les soirs, chez moi, dans mon hôpital, je regarde les bocaux. J'ai tous les genres de mort à ma disposition. Alors je me dis : Si j'abrégeais ? Toujours une voix répond : Qui sait ?… J'ai franchi les Andes. Sur trois planches, j'ai affronté la mer des Guyanes. J'ai traversé à la nage des rios en crue. Je n'ai pas le courage de déboucher un flacon ! Vous avez voulu me voir ? Tel est le triste individu que je suis. Au revoir, monsieur, et bonne chance !