À TERRE
Le gouverneur de la Guyane est M. Canteau.
Je lui dois la vie : ni plus ni moins.
Je veux dire qu'il me donna une maison, un lit, une moustiquaire et une petite bonne.
Si M. Canteau n'avait pas été cet homme au grand cœur, j'aurais été forcé de coucher au marché, dans un tonneau d'huile de foie de morue, et j'en serais mort sans doute.
Donc, ce premier matin, je me pavanais dans mes appartements, quand le garçon de famille me tendit une lettre. Le garçon de famille est le bagnard élevé à la dignité de domestique. En Guyane, on compte autant de garçons de famille que de moustiques. Il y a vingt fois plus de garçons de famille que de familles. C'est d'ailleurs pour cela que Painpain, illustre chercheur d'or du Haut-Maroni, affirme et affirmera jusqu'à sa mort que le bagne n'est pas une administration pénitentiaire, mais une école hôtelière !
Voici ce qui était écrit sur la lettre :
« Mon cher confrère, je suis heureux d'apprendre votre arrivée et vous souhaite la bienvenue parmi nous. Ma mère, que j'adore, est journaliste et fait, depuis plus de vingt ans, les procès criminels dans un département du Centre. Dites-moi quand je pourrai vous voir. Je suis porte-clefs et dispose de mon temps. »
Signé : V…, transporté au camp de Cayenne, Matricule 35.150…
— Quand il voudra !
Un quart d'heure après, un élégant faisait dans ma chambre une entrée souriante. Col empesé, maillot rayé blanc et bleu, fines chaussures. C'était un matelot de pont, un de ceux qui reluquent les pa**agères entre deux coups de balai. Il était rose, frais et ressemblait à un pompon de jolie femme. Je cherchai ses gants, mais il ne les mettait que le soir… C'était mon V, mon transporté au camp de Cayenne, mon matricule 35.150.
— Voyons, lui dis-je, j'arrive, je ne sais rien. Êtes-vous encore forçat ?
— Oui, et à perpétuité.
— Alors, qu'est-ce que vous faites dans ce costume ?
Il était porte-clefs et forçat influent. Un député de ses relations l'aidait à faire décorer les surveillants militaires. Quant à moi, il fallait que je fusse vraiment innocent pour ne pas connaître les combinaisons du métier de forçat.
Il partit et je mis le nez à la fenêtre. Une idylle se déroulait justement dans le jardin à côté, entre un forçat grimpé sur un manguier et un surveillant tenant une corde, au pied de l'arbre. Il s'agissait d'abattre les branches de manguier, qui, ennemies du progrès, pa**aient leur temps à briser les fils téléphoniques.
— Ne te ca**e pas les reins, disait le surveillant au surveillé !
— Tirez à droite. Pas à gauche, bon Dieu, à droite, je vous dis !
Le surveillant tirait à droite.
Et un peu plus tard, ce fut charmant de voir le forçat et le gendarme attelés à la même branche, et s'en allant ensemble comme de vieux copains.
LE CAMP
L'après-midi, j'allai au camp. Il faut vous dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un — de notre connaissance parfois — est envoyé aux travaux forcés, on pense : il va à Cayenne. Le bagne n'est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d'abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en pa**ant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des a**a**ins, non de nous la payer !
Cayenne est bien, cependant, la capitale du bagne. Si un architecte urbaniste l'avait construite, on pourrait le féliciter. Il aurait réellement travaillé dans l'atmosphère. C'est une ville désagrégeante. On sent qu'on serait bientôt réduit à rien si on y demeurait et que, petit à petit, on s'y effondrerait comme une falaise sous l'action de l'eau.
Comme oiseaux, des urubus. C'est beaucoup plus gros que le corbeau et beaucoup plus dégoûtant que le vautour. Et cela se dandine entre vos jambes et refuse de vous céder le trottoir. Et ils vous suivent comme si vous aviez l'habitude de laisser tomber des morceaux de viande pourrie sur votre chemin.
Enfin, me voici au camp ; là, c'est le bagne.
Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.
Matelots, garçons de famille, porte-clés, et autres combinards, ne doivent pas faire illusion. La Guyane n'est d'ailleurs pas pour eux la vallée des Roses. Être condamné à laver, à servir, à vidanger — à l'œil et avec le sourire — ne correspond probablement pas aux rêves de jeunesse de ces messieurs. À côté, il y a les autres, les non pistonnés, les antipathiques, les rebelles, les « pas de chance ». Il y a la discipline incertaine mais implacable. Selon l'humeur, un vilain tour ne coûtera rien à son auteur ; le lendemain, l'homme rama**era une mangue, don de la nature au pa**ant : ce sera le blockhaus. Un réflexe, ici, est souvent un crime.
Il y a qu'ils ne mangent pas à leur faim ; l'esprit peut se faire une raison, l'estomac jamais. Il y a les fers, la nuit, pour beaucoup, dans les cases ! Que chacun ait ce qu'il mérite, nous ne le discutons pas, mais que ces hommes soient venus sur terre pour dormir cloués à une planche, on ne peut dire cela. Plus de neuf mille Français ont été rejetés sur cette côte et sont tombés dans le cercle à tourments. Mille ont su ramper et se sont installés sur les bords, où il fait moins chaud ; les autres grouillent au fond comme des bêtes, n'ayant plus qu'un mot à la bouche : le malheur ; une idée fixe : la liberté.
PARMI LES MISÉRABLES
Il était cinq heures de l'après-midi quand j'arrivai dans la cour. Les corvées étaient rentrées, le matricule 45.903, une figure de noyé, grelottait dans une voiture à bras. À côté de lui, le 42.708 lui caressait doucement les doigts qu'il avait bagués de tatouages.
— Com…man…dant, gémit le 45.903 en s'adressant à un haut chef qui pa**ait, je travail…lais à Ba-duel, vous com…pre…nez. Je suis bon pour l'hô…pi…tal, j'ai la fièvre, oh ! la fièvre, pouvez-vous par bon…té me faire donner, par bon…té, une cou…ver…ture.
— Donnez-lui une couverture.
— Mer…ci, com…man…dant, par bonté.
Et un petit chat qui voulait jouer sauta sur les genoux de cette homme en transe.
On me conduisit dans les locaux.
D'abord je fis un pas en arrière. C'est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n'avais encore jamais vu d'homme en cage par cinquantaine. Torses nus pour la plupart (car en Guyane, s'il ne fait pas tout à fait aussi chaud qu'en enfer, il y fait, en revanche, beaucoup plus humide) tous ces torses étaient illustrés. Les « zéphirs », ceux qui proviennent des bat'-d'Af, méritaient d'être mis sous verre. L'un était tatoué de la tête aux doigts de pieds. Tout le vocabulaire de la canaille malheureuse s'étalait sur ces peaux : « Enfant de misère. » « Pas de chance. » « Ni Dieu ni maître. » « Innocents. » « Vaincu non dompté. » Et des inscriptions obscènes à se croire dans une vespasienne. Celui-là, chauve, s'était fait tatouer une perruque avec une impeccable raie au milieu. Chez un autre, c'étaient des lunettes. C'est le premier à qui je trouvai quelque chose à dire :
— Vous étiez myope ?
— Non ! louftingue.
L'un avait une espèce de grand cordon de la Légion d'honneur, sauf la couleur. Je vis aussi des signes cabalistiques. Et un homme portait un masque. Je le regardai avec effarement. On aurait dit qu'il sortait du bal. Il me regarda avec commisération et lui se demanda d'où je sortais.
Ils se préparaient pour leur nuit. Cela grouillait dans le local. De cinq heures du soir à cinq heures du matin ils sont libres — dans leur cage. Ils ne doivent rien faire. Ils font tout ! Après huit heures du soir, défense d'avoir de la lumière, ils en ont ! Une boîte à sardines, de l'huile, un bout d'étoffe, cela compose une lampe. On fait une rafle. Le lendemain on trouve tout autant de lampes.
La nuit, ils jouent aux cartes, à la « Marseillaise ». Ce n'est pas pour pa**er le temps, c'est pour gagner de l'argent. Ils n'ont pas le droit d'avoir de l'argent, ils en ont. Ils le portent dans leur ventre. Papiers et monnaies sont ta**és dans un tube appelé plan (planquer). Ce tube se promène dans leurs intestins. Quand ils le veulent ils… s'accroupissent.
Tous ont des couteaux. Il n'est pas de forçat sans plan ni couteau. Le matin, quand on ouvre la cage, on trouve un homme le ventre ouvert. Qui l'a tué ? On ne sait jamais. C'est leur loi d'honneur de ne pas se dénoncer. La case entière pa**erait à la guillotine plutôt que d'ouvrir le bec. Pourquoi se tuent-ils ? Affaire de mœurs. Ainsi finit Soleillant, d'un coup de poignard un soir de revenez-y et de hardiesse mal calculée. Un des quatre buts du législateur quand il inventa la Guyane fut le relèvement moral du condamné. Voilez-vous la face, législateur ! Le bagne c'est Sodome et Gomorrhe — entre hommes.
Et une case ressemble à une autre case. Et je m'en allai.
ÉVASION
Je redescendis vers la mer. Les « garçons de famille » attendaient devant le marchand de glace, les patrons aimant boire frais ! Un traînard, un forçat, ivre-mort contre le mur de la Banque de la Guyane, piétinait son chapeau de paille tressée et insultait les urubus. Il prendra trente jours de blockhaus. Il en a vu d'autres !…
Émotion au port ! le surveillant commande nerveusement à la corvée : « Armez le canot ! Grouillez ! et gare à vous ! » La corvée n'en fait rien. La corvée rit intérieurement. À l'horizon, dans une barque, des copains les mettent. C'est une évasion.
— Gare à vous ! Armez le canot !
— Oui, pouilleux, répond la corvée (intérieurement), compte sur nous et bois de l'eau de Rorota !
Les évadés ont dû s'entendre avec une « tapouille » brésilienne que l'on aperçoit plus loin encore, et qui, contre espèces, les conduira à Para.
D'ailleurs, la nuit va tomber comme un plomb. Un second surveillant arrive, essoufflé. La corvée est prête, enfin ! Six galériens et deux surveillants, revolver en main, prennent la mer… Mais c'est pour la forme. D'ailleurs, cette mer, ce soir, n'est pas bonne ; elle est bonne pour des forçats, non pour des surveillants. Les cha**eurs d'hommes reviendront…
Les hommes aussi, probablement.